Initié aux Etats-Unis sous l’effet du Covid-19, le phénomène de « Grande démission » gagne aussi la France dans des proportions significatives. Face à la perte d’attractivité du salariat, le freelancing séduit toujours plus de professionnels, souvent très expérimentés et qualifiés.
À en croire plusieurs études récentes, le principe des vases communicants s’applique au monde du travail : plus les démissions sont nombreuses (+ 19,4 % de démissions en juillet 2021 par rapport à 2019 selon la DARES), et plus les freelances le sont également. On ne démissionne plus aujourd’hui uniquement pour changer d’employeur, mais aussi pour changer de vie.
Dernière étude en date, celle de Malt, plateforme leader de placement de freelances et membre du Next 40 (label calqué sur le modèle du CAC 40 qui regroupe les 40 entreprises technologiques susceptibles de devenir les champions de demain). Menée conjointement avec le Boston Consulting Group auprès de plus de 3 300 freelances inscrits sur la plateforme en France, en Espagne et en Allemagne, elle témoigne du dynamisme incontestable du travail indépendant. Entre 2020 et 2021, le nombre de freelances inscrits sur Malt a ainsi augmenté de 39 %[1].
Bien sûr, les performances de Malt en termes d’acquisition n’illustrent pas à elles seules la montée en puissance du freelancing. Elles s’inscrivent toutefois dans une tendance de fond. Selon une autre étude, menée cette fois-ci par le groupe Freelance.com sur la base des données de l’Urssaf, le nombre de freelances augmente beaucoup plus rapidement que celui des salariés.
Entre 2009 et 2019 :
- + 71 % de freelances contre seulement + 8 % de salariés ;
Prévisions entre 2019 et 2030 :
- + 57.7 % de freelances contre seulement + 2 % salariés.
Fin 2021, l’Urssaf recensait ainsi 3,8 millions de travailleurs indépendants, soit près de 13 % de la population active. Difficile de mettre en parallèle cet engouement pour le freelancing avec une éventuelle raréfaction de l’emploi. Au contraire, selon les derniers chiffres de l’Insee, 700 000 nouveaux emplois salariés ont été créés en France en 2021, tandis que le nombre de demandeurs d’emploi diminuait de 12,6 % pour les catégories A, et de 5.8 % toutes catégories confondues.
Des profils freelances variés, bien formés et expérimentés
Malgré la bonne santé de l’emploi salarié, 90 % des freelances affirment pourtant faire le choix assumé de l’indépendance. Âgés en moyenne de 37 ans en France, 39 ans en Espagne et 43 ans en Allemagne[2], ils sont en général titulaires d’un bac +5 et alignent souvent derrière eux une bonne dizaine d’années d’expérience de salariés à temps plein. Dans leur immense majorité, ils ne souhaitent pas renouer avec cette première période de leur vie professionnelle.
Loin de la caricature du freelance accro à son canapé, à la limite de la désocialisation et adepte du travail à petite dose, ce sont au contraire des professionnels aguerris. Leur parcours témoigne en général d’une vraie capacité d’adaptation, d’une véritable aisance à travailler en équipe et à répondre à des demandes complexes et variées.
Ils sont aussi les as de l’autoformation. Leur emploi du temps plus souple leur permet de consacrer en moyenne une demi-journée par semaine au perfectionnement ou à l’acquisition de nouvelles compétences. Ils le font bien sûr pour préserver leur employabilité, mais aussi parce que leur positionnement les incite à mieux appréhender cette réalité incontournable : le rythme actuel des mutations technologiques rend une compétence obsolète en moyenne tous les 18 mois.
Une numérisation du travail favorable au freelancing
N’allez pas croire non plus que cette croissance concerne exclusivement les métiers de la tech et leurs cohortes de développeurs ultra courtisés. Toujours selon Malt, seul un quart des 13 millions de professionnels européens du numérique travailleraient aujourd’hui en freelance.
Ce constat incite d’ailleurs se demander ce qu’est aujourd’hui un professionnel du numérique, tant la maîtrise de notre environnement digital constitue aujourd’hui un élément différenciant, quel que soit le secteur d’activité.
Bien sûr, un data scientist ou un développeur full stack intégrera sans aucun doute possible la catégorie des « professionnels du numérique ». À première vue, ce sera moins le cas d’un artisan ou d’un commerçant. À première vue seulement, puisque la qualité de leur présence en ligne aura souvent un impact réel sur l’importance de leur chiffre d’affaires. On ne compte d’ailleurs plus le nombre de marques de cosmétique, de joaillerie, d’habillement ou de produits alimentaires, mais aussi d’artistes, dont le succès repose presque exclusivement sur leur parfaite maîtrise des réseaux sociaux et des codes de l’e-commerce.
A contrario, d’autres métiers sont parfois un peu trop associés au numérique, sans qu’ils ne le soient en réalité beaucoup plus que les autres, si on se donne la peine de gratter un peu sous le vernis, les effets de mode et les anglicismes qui caractérisent tant l’univers digital. Au hasard…, copywriter par exemple. Ou pire, rédacteur web ! Voilà des vocables souvent vides de sens charriés par le numérique. Manier la langue avec habileté, user des mots à bon escient, écrire chaque phrase avec le souci constant du lecteur, jouer avec le texte et le sous-texte, autant de compétences qui sont l’essence même de ces métiers de l’écrit, qui s’acquièrent avec le travail et l’expérience, mais dont les fondamentaux ne sont pas numériques. Bien sûr, dès lors qu’on publie en ligne, il est certes indispensable d’adapter sa technique d’écriture à l’environnement digital, de maîtriser les fondamentaux du SEO, de bien appréhender la logique des algorithmes et d’être familier des enjeux UX. Mais au-delà de ces prérequis, une solide culture générale et une excellente formation académique en lettres, en sciences humaines ou en journalisme feront bien souvent la différence. Au même titre finalement qu’un artisan soucieux d’assurer sa bonne présence en ligne. Il devra s’initier au fonctionnement des réseaux sociaux sans faire l’impasse sur la qualité de sa production. Cela ne fera pas de lui un « digital handicraft manager ».
En vérité, quel que soit son domaine d’activité ou son champ de compétences, impossible aujourd’hui de faire l’impasse sur le numérique. Et ce n’est pas le Covid et le télétravail qui me démentiront. En accélérant l’essor du travail à distance, le Covid a surtout altéré la dimension physique du lien de subordination à l’employeur. Il a rendu un peu plus poreuse la frontière qui sépare le salarié du travailleur indépendant. Le numérique interroge chaque jour un peu plus l’organisation actuelle du travail et le maintien du sacro-saint modèle du CDI au profit d’un travail indépendant plus flexible, plus adapté aux enjeux du moment et – peut-être – plus porteur de sens.
Même s’il est possible de très bien gagner sa vie en tant qu’indépendant, moins de 30 % des indépendants font d’ailleurs de l’aspect financier leur principale motivation. Ils privilégient au contraire la flexibilité, l’autonomie et le meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée que leur permet leur activité.
Freelance v/s salariat : interroger le sens du travail
Sans doute est-ce là l’une des explications au boom du freelancing dans les métiers commerciaux et les fonctions supports (finance, comptabilité, gestion de projet, etc.) ? Avec plus de 69 % d’inscrits supplémentaires sur Malt entre 2020 et 2021, ces professionnels sont plus nombreux chaque année à tenter leur chance en indépendant.
De manière générale, selon les chiffres de l’Urssaf, la répartition des freelances par catégories de métier s’établit comme suit :
- Finance, Gestion & Achats : 27 %
- IT & Ingénierie : 23 %
- Conseil en communication et marketing digital : 23 %
- Autres métiers et prestation intellectuelles : 13 %
- Formation : 8 %
- Design et création numérique : 6 %.
Dans leur immense majorité, ces nouveaux indépendants ont surtout pour point commun de maîtriser les outils collaboratifs, d’être rodés au travail à distance, d’être jaloux de leur indépendance et de vouloir créer les conditions de leur épanouissement personnel et professionnel.
Voilà sans doute aussi pourquoi, selon un sondage Ipsos mené en juin 2021 pour le PEPS (Syndicat des Professionnels de l’Emploi en Portage Salarial), 60 % des cadres français se disent près aujourd’hui à quitter le salariat pour d’autres formes d’emploi. Même si pour 58 % d’entre eux, la prise de risque inhérente à l’indépendance constitue un frein, ils sont malgré tout 76 % à considérer que l’activité freelance est plutôt adaptée aux attentes actuelles des actifs.
Autre point intéressant, alors que les cadres qui n’ont connu que le salariat estiment dans leur majorité (58 %) que l’employeur est en position de force au moment d’entamer une négociation salariale, ils ne sont plus que 45 % à le penser dès lors qu’ils ont connu une expérience de freelance par le passé. Sans doute parce que la peur de l’avenir est un sentiment qu’ils ont appris à apprivoiser et que leur rapport à l’argent et au statut social est plus détendu. Sans doute aussi parce qu’en un sens, leur expérience de freelance a été émancipatrice et leur a donné accès aux fondements d’une vie plus libérée, équilibrée, voire plus créative. « Le fait de connaître l’expérience du freelancing contribue donc à rendre les cadres concernés plus lucides, plus confiants et moins dépendants des décisions de l’entreprise » soulignent d’ailleurs les auteurs de l’étude.
Vers un nouveau pacte social ?
Autant d’éléments qui laissent entrevoir une remise en cause fondamentale du pacte social et moral qui unissait jusqu’à présent les entreprises et leurs collaborateurs, comme l’évoque cet article de The Conversation consacré au phénomène de la « Grande démission ».
Les démissionnaires rejetteraient ainsi un quotidien vide de sens, trop éloigné des enjeux éthiques et climatiques qui caractérisent notre époque troublée, où les organisations produisent des « bullshit job » et multiplient les intervenants pour faire le travail qu’une personne bien organisée et un minimum productive est très largement capable de faire seule. Où les couches de validations successives d’un process décisionnel hiérarchique et statutaire conduisent le plus souvent à décider de ne rien décider. Le paradoxe est que l’immobilisme et la vacuité conduisent souvent à l’épuisement et au burnout.
Quel pourrait être ce nouveau pacte ? La réponse se trouve probablement dans l’examen des causes et motivations profondes de la montée en puissance du travail indépendant. Par sa nature, il favorise en effet la reconnaissance immédiate des compétences et redonne le sens de l’action et du résultat.
Dans une tribune publiée dans Le Monde[3], Charly Gaillard, fondateur de Beager, une plateforme de recrutement de freelances, lance ainsi un appel à un effort législatif pour mieux encadrer et mieux protéger le travail freelance, puisqu’il tend à devenir incontournable. Il est vrai qu’il existe encore trop d’aberrations : un indépendant peut mieux gagner sa vie qu’un salarié mais avoir plus de difficultés pour recourir à l’emprunt ; il peut être soumis à une forte imposition, mais bénéficier d’une moindre protection sociale. Il peut se montrer souvent très impliqué dans son travail, mais sortir totalement du champ du code du travail et connaître des fins de mission brutale, sans le moindre préavis.
Et pourtant, malgré ces difficultés, le nombre de travailleurs indépendants continue encore et toujours d’augmenter. Selon Onepoint, cabinet de conseil en transformation numérique, auteur d’une étude prospective sur le travail en 2035, le modèle de la multi-activités et de la formation tout au long de la vie, particulièrement adapté à l’activité freelance, est même appelé à s’imposer au cours des 15 prochaines années au détriment des parcours plus traditionnels et linéaires qui dominent encore aujourd’hui le monde du travail. Sans doute ne serons-nous pas tous freelances demain, mais tout montre qu’une grande mutation est en marche, et que chacun, entreprises comme individus, doit s’y préparer.
[1] Freelancing in Europe, 2022, Zoom sur la France, l’Espagne et l’Allemagne, Malt & BCG
[2] Cette moyenne d’âge reprend les chiffres issus de l’étude Malt. Selon l’Urssaf, la moyenne d’âge des indépendants s’établit à 45 ans en France, soit 5 ans de plus que l’âge moyen des salariés.
[3] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/01/une-population-croissante-de-travailleurs-tres-qualifies-se-lance-dans-le-travail-independant-par-choix_6115700_3232.html