Vincent Huguet, CEO et cofondateur de Malt, leader européen des plateformes de consultants freelances, confirme l’expansion du travail indépendant. Il souligne notamment l’intérêt pour les entreprises de travailler avec des freelances souvent très expérimentés. Au point que dans un marché européen du freelancing estimé à 355 milliards d’euros, la demande tend parfois à dépasser l’offre.
Selon les chiffres de l’Urssaf, le nombre de freelances augmente plus vite que celui des salariés. Le constat est-il le même du côté de Malt ?
Vincent Huguet : On observe effectivement une concordance de vue entre les chiffres de l’Insee, ceux de l’Eurostat et les nôtres. Entre le premier trimestre et le dernier trimestre 2021, le nombre de freelances inscrits sur Malt a doublé tous les mois. Une partie d’entre eux provient des actions que nous menons en termes d’acquisition, mais l’essentiel de cette croissance s’explique par l’augmentation sans équivalent du nombre de personnes qui choisissent de devenir freelances. La pandémie et les confinements successifs sont probablement à l’origine de nombreuses vocations. Autour de moi, je vois d’ailleurs de nombreux amis quitter leur job pour monter leur boite ou se lancer en freelance.
On a effectivement le sentiment que les confinements ont accéléré une tendance de fond déjà présente depuis quelques années. À quelles aspirations profondes vous paraît répondre le modèle du freelancing ?
V. H : On constate d’abord l’arrivée en France du phénomène de Great resignation ou « Grande démission » parti des États-Unis à l’occasion du Covid. A mon sens, pour beaucoup de gens, l’important n’est pas de tant changer de job que de changer de statut et de gagner en autonomie. Certains vont créer leur entreprise ; d’autres font se lancer en freelance. Sans doute le télétravail massif a-t-il amplifié une tendance déjà présente, surtout si les personnes concernées ont eu le sentiment que le retour à une situation normale, en présentiel, s’apparentait à un retour en arrière et à une perte d’autonomie par rapport à ce qu’elles avaient connu durant la pandémie.
Malgré l’augmentation du travail indépendant, ce modèle ne convient probablement pas à tout le monde. Existe-il selon vous un profil type de travailleur indépendant ? Quelles vous paraissent être les qualités pour réussir ?
V. H : Il est clair que l’indépendance ne convient pas à tout le monde. Il faut accepter de faire face à l’incertitude et apprendre à gérer l’inconnu. Les risques de bore-out et de burnout sont certes moins importants pour les freelances, mais en contrepartie leur quotidien peut être plus angoissant. Il faut également faire preuve de souplesse et d’adaptabilité pour absorber de grosses charges de travail ponctuelle ou au contraire traverser sereinement des périodes de baisse temporaire d’activité. Il faut également être capable de gérer parfois plusieurs projets à la fois et être à l’aise dans la relation client. Il faut enfin être doté d’un esprit entrepreneurial et accepter de prendre en charge quelques aspects comptables et administratifs propres à l’indépendance.
Dans les faits, il est malgré tout beaucoup plus simple aujourd’hui de travailler en indépendant qu’il y a encore une dizaine d’années. Le freelancing entre progressivement dans les mœurs, les entreprises sont beaucoup moins frileuses à l’idée d’y recourir et de nombreux outils et services existent aujourd’hui pour aider les indépendants à mener leur activité dans de bonnes conditions.
« Les entreprises considèrent aujourd’hui les freelances comme des professionnels de qualité et comprennent l’intérêt qu’il peut y avoir à travailler avec eux. »
Ce contexte général favorise-t-il la demande des entreprises ?
V. H : La situation actuelle est clairement beaucoup plus favorable au freelancing. Ce mode de travail n’est plus du tout perçu comme exotique. Les entreprises commencent au contraire à considérer les freelances comme des professionnels de qualité et à comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir à travailler avec eux.
Nous ne sommes plus dans une situation de early adopters, où les entreprises qui ont recours aux freelances font figures de pionnières, comme cela pouvait encore être le cas il y a quelques années. Le freelancing était alors l’apanage d’un certain nombre de startups et d’entreprises tech. Il séduit aujourd’hui les entreprises plus classiques et les grands comptes. Avec le Covid, nous sommes d’ailleurs passés de 2 ou 3 appels d’offre de grands comptes par an à 3 ou 4… par mois. Au point que la demande croît aujourd’hui plus vite que l’offre et que le nombre de missions augmente encore plus vite que le nombre de freelances inscrits sur la plateforme.
Malgré tout, existe-il des points sur lesquels la relation freelances/entreprises doit encore évoluer ?
V. H : Il demeure très compliqué pour une grande entreprise de travailler avec plusieurs centaines de freelances en même temps. C’est d’ailleurs l’un des enjeux d’une plateforme comme Malt : simplifier la recherche de compétences, mais aussi la contractualisation et le paiement des missions. Imaginons par exemple un freelance seul face à la comptabilité d’EDF. Il aura certainement beaucoup de mal à suivre le traitement de sa facture.
Au-delà de ces aspects administratifs, il faudrait aussi que les RH s’intéressent un peu plus au sujet. Aujourd’hui, la gestion des freelances relève souvent du département achat. Cela se comprend bien sûr, puisque par définition, un freelance est payé sur facture et ne reçoit pas de fiche de paie. Malgré tout, un freelance peut parfois travailler plusieurs mois pour une entreprise et être inséré dans ses équipes. Ce qui pose la question de l’onboarding et de l’adéquation avec la culture d’entreprise, question qui relève avant tout d’une problématique RH.
Quelles difficultés empêchent aujourd’hui les RH de mieux aborder cette question ?
V. H : La gestion des freelances par les grands comptes renvoie inévitablement à leur modèle d’organisation. Bien souvent, ils sont dotés d’un service achat en charge des prestations intellectuelles dont la mission historique est de négocier avec des ESN pour des prestations souvent proches de celles menées par les freelances. De plus, entre la gestion de la paie, des carrières, des IRP, des parcours de formation, etc… les RH ont déjà beaucoup à faire. Dans ce contexte, il est compréhensible que les RH considèrent qu’un prestataire qui n’est appelé à ne travailler que quelques mois pour l’entreprise ne relève pas de leur domaine d’intervention. Ce sera sans doute moins le cas à mesure que le nombre de freelances augmentera et représentera une part non négligeable des effectifs.
« Les freelances sont les plus internes des externes. »
Quels sont les principaux avantages pour les entreprises de travailler avec des freelances et quelles sont leurs attentes à leur égard ?
V. H : J’aime bien dire que les freelances sont les plus internes des externes. À la différence des consultants en ENS, les freelances choisissent la mission qui leur est confiée et l’entreprise avec laquelle ils travaillent. Le fait d’intervenir le plus souvent seul leur permet aussi de s’intégrer beaucoup plus facilement aux équipes internes.
Chez Malt, nous aimons bien parler de pollinisation. Les freelances butinent dans chaque entreprise où ils passent et amènent avec eux le meilleur de ce qu’ils y ont appris pour faire ensuite profiter leurs nouveaux clients de leurs expériences précédentes, que ce soit en termes de culture, d’outils ou de méthodes de travail. De ce point de vue, au-delà de leurs compétences techniques, les freelances sont aussi dépositaires d’une vraie fraîcheur et de soft skills très recherchées par les entreprises, en particulier celles qui sont résolues à mener leur transformation digitale.
Quelles sont les principales attentes des indépendants vis-à-vis de plateformes comme Malt ?
V. H : En plus de les aider à trouver des missions, ils attendent surtout de pouvoir librement choisir les missions qui leur conviennent le mieux. Ils attendent aussi de pouvoir tirer parti de la réputation qu’ils auront su obtenir sur Malt pour avoir plus de missions ou se vendre plus cher. Nous avons ainsi vu beaucoup de freelances doubler leur tarif à mesure qu’ils construisaient leur réputation sur Malt.
Les freelances souhaitent ensuite que les paiements soient sécurisés et rapides, ce qui est le cas sur Malt. Ils veulent enfin sortir d’un relatif isolement et rejoindre une communauté. Nous organisons d’ailleurs beaucoup d’évènements, soit en direct, soit par l’intermédiaire d’ambassadeurs au sein de notre communauté.
À l’inverse, quelles sont les attentes de Malt vis-à-vis des freelances qui effectuent des missions par son intermédiaire ?
V. H : Le plus important est de maintenir à jour son profil et de bien comprendre la manière dont fonctionne le système de réputation interne. Il faut se garder également de se sentir en concurrence avec les autres freelances inscrits sur la plateforme. Au contraire, plus les profils très qualitatifs seront nombreux sur Malt, plus il y aura de clients, et donc plus les offres de missions seront nombreuses.
Ne craignez-vous pas que les freelances utilisent Malt pour assurer leur propre visibilité mais signent les missions en dehors de la plateforme ?
V. H : Nous avons bien sûr identifié ce risque, indissociable d’une marketplace ouverte comme la nôtre. Il reste tout de même assez relatif. Tout d’abord, il n’existe pas avec les grands comptes, car ils viennent à nous précisément pour bénéficier des services d’une plateforme. Il peut exister avec les entreprises de plus petite taille, mais cela revient pour le freelance à prendre lui aussi le risque de ne pas sécuriser son paiement. Il s’empêcherait également de développer une réputation. Or plus on réalise de chiffre d’affaires sur Malt, plus on renforce sa réputation et plus les offres de missions sont nombreuses et variées. L’objectif est de cultiver un rapport gagnant-gagnant. Cet élément n’est d’ailleurs pas toujours bien compris des freelances qui passent par Malt et cela fait partie des points que nous pouvons encore améliorer.
Malt compte plus 340 000 profils enregistrés sur la plateforme. Ce nombre va encore augmenter avec le rachat récent de l’allemand Comatch et les perspectives de croissance propres au secteur du freelancing. Comment se prémunir d’un effet de foule susceptible de nuire à la bonne visibilité des freelances inscrits sur Malt ?
V. H : Il est bien sûr impossible de garantir à tout moment des missions pour tous. Tout l’enjeu consiste donc à créer des algorithmes capables de bien répartir la demande, à la fois auprès des profils à forte réputation, mais aussi auprès des nouveaux inscrits. C’est également l’esprit de notre outil Malt Plus, très adapté aux missions longues, qui procède à une sélection automatique des profils qui entrent le plus en adéquation avec telle ou telle mission. Tous ces efforts permettent de répartir assez bien la demande. L’idée initiale de Malt est vraiment de considérer que les freelances sont plus forts ensemble. Nous veillons donc à rester fidèle à ce principe.
Au-delà de son leadership, quelle plus-value offre Malt par rapport aux autres plateformes présentes sur le marché ?
V. H : Nous concevons le produit en pensant d’abord aux freelances parce que nous pensons que c’est le moyen de faire venir à nous les meilleurs profils et donc d’attirer aussi les meilleures entreprises et d’offrir les meilleures missions. C’est aussi la raison pour laquelle notre plateforme reste très ouverte, car nous voulons que les freelances conservent la possibilité de choisir leurs missions et les entreprises avec lesquelles ils veulent travailler. Un indépendant ne veut pas travailler uniquement avec des grands comptes ou uniquement avec des startups : il veut avoir le choix. Nous offrons aussi une solution complète, qui créé du business mais sécurise également les paiements. Enfin, nous ne sommes pas qu’une plateforme. Nous voulons aller plus loin et travailler notre dimension communautaire, très importante pour nous, à travers l’organisation d’évènements.
Pour finir, quelle est votre vision du monde du travail et du rôle que pourra y jouer Malt à l’horizon 2030 ?
V. H : Il est probable que les indépendants soient toujours plus nombreux. Sans doute une même personne pourra-t-elle aussi alterner des périodes de salariat avec des périodes de travail indépendant ? Voire cumuler les deux statuts en même temps. Notre but est donc de permettre à chacun de mener la vie et de faire les choix qui lui conviennent, le plus simplement possible.