Pauline Trequesser est une figure qui compte dans l’écosystème français du freelancing. Elle a créé en 2018 le collectif Cosme, l’un des pionniers du modèle en France. Le succès de Cosme, devenu depuis une coopérative de freelances, l’a conduit à créer Cosmmunity autour du concept de co-freelancing. Objectif : favoriser toujours plus les collaborations entre indépendants pour ne plus dépendre des agences ou des plateformes, gagner en autonomie, éviter les situations mono-client et surtout garder ou reprendre la main sur son parcours professionnel.
Comment définir le co-freelancing ?
Pauline Trequesser : Le co-freelancing repose sur un constat simple : il faut sortir les indépendants de leur isolement ! Il y a bien sûr les coworkings ou le coliving, les collectifs de freelances comme le collectif Cosme que j’ai créé il y a sept ans, mais on peut aussi aller plus loin pour travailler ensemble ; créer de véritables communautés pour se former, s’inspirer les uns les autres et s’alimenter mutuellement en opportunités business. C’est la raison d’être de Cosmmunity, que nous avons créée en 2024.
Le freelancing est souvent synonyme de moins de sécurité et de plus d’isolement que le salariat. Pourtant, on compte de plus en plus d’actifs tentés par le travail indépendant. Comment expliquer cette tendance ?
P. T : Sur la base de ma brève expérience du salariat – j’ai vite constaté que ce n’était pas fait pour moi – un mal-être terrible existe aujourd’hui dans les entreprises. J’ai clairement créé Cosme comme une alternative à ce modèle, en particulier au modèle de l’agence, où les freelances sont souvent déconsidérés, où le manque de transparence est patent, et où les problèmes de harcèlement ont défrayé la chronique ces dernières années (ndlr : notamment à travers le compte Instagram Balance ton agency).
Le travail est d’abord une question de relation humaine et je crois qu’aujourd’hui beaucoup d’actifs n’acceptent tout simplement plus d’être maltraités. La génération Z, en particulier, ne veut même pas entendre parler des dérives du travail qu’ont pu connaître leurs aînés et n’acceptera pas de se faire marcher sur les pieds. De manière générale, les actifs aspirent à plus d’indépendance et de liberté.

Le travail indépendant est-il la seule réponse face à ces dérives ?
P.T : Probablement pas. D’ailleurs, il n’existe pas de modèle parfait, et l’indépendance a aussi sa dose d’inconfort, en particulier à cause de l’incertitude qui en découle. Tout le monde n’est pas fait pour être indépendant, et avant de se lancer dans le freelancing, il faut bien mesurer ce que cela implique et se méfier en particulier des effets de mode et des vendeurs de rêve sur le web. Malgré tout, l’indépendance permet aussi de renouer avec une forme de contrôle de son existence. D’autant plus facilement que l’écosystème du freelancing a beaucoup évolué au cours des 10 dernières années. Les plateformes de mises en relation ou les services financiers dédiés aux indépendants se sont multipliés et les freelances se sont professionnalisés.
Quelles sont les qualités nécessaires selon toi pour se lancer dans le freelancing ?
P. T : Il faut d’abord être très bon dans son domaine d’expertise, et de plus en plus, puisque le nombre plus élevé d’indépendants rend le marché beaucoup plus concurrentiel. Il faut aussi être très bon commercial, savoir se vendre et négocier, travailler son personal branding, faire de la compta. En réalité, beaucoup de gens ne soupçonnent pas l’importance du travail que représente le fait d’être indépendant. Il faut aussi savoir prendre soin des autres, être empathique, à l’écoute de ses clients et des autres indépendants avec lesquels on travaille. Il faut enfin avoir le goût d’apprendre et de se former en permanence pour avoir toujours un temps d’avance. Et bien sûr, être à l’aise avec la prise de risque.
On observe également une évolution du freelancing vers le modèle du solopreneuriat où les freelances avec un bon niveau de séniorité diversifient leurs sources de revenu à travers par exemple la vente de formations, le lancement d’un média, des interventions lors de conférences ou de l’apport d’affaires.
« Il faut être très bon dans son domaine d’expertise pour se lancer dans le travail indépendant »
De la même façon, quelles sont les qualités nécessaires pour rejoindre un collectif de freelances et s’y épanouir ?
P. T : Pour qu’un collectif fonctionne, la gouvernance doit idéalement être partagée. Des qualités d’écoute, d’empathie, mais aussi une bonne gestion des émotions et des égos me paraissent donc indispensables. Il faut être tourné vers l’autre et très au clair sur les raisons qui poussent à rejoindre un collectif : donner avant de recevoir et agir dans un véritable esprit d’entraide. En aucun cas l’argent ne peut pas être la seule motivation.
Cosme, par exemple, est une véritable aventure collective qui a donné lieu à la création de Comutations : exploration collective, un documentaire qui retrace les grandes étapes de la création de Cosme, ainsi qu’à l’organisation d’un tour de France pour sa diffusion. C’est clairement l’union entre les membres qui a rendu cela possible.
De fait, le développement du freelancing et du co-freelancing te semble-t-il révélateur d’un nouveau rapport au travail, qui dépasse la simple nécessité de gagner sa vie ?
P. T : Tout à fait, la quête du sens au travail est bien sûr au cœur du sujet. C’est effectivement ce qui nous anime au sein de Cosme : gagner nos vies, bien évidemment, mais aussi nous éclater à travers les différents formats sur lequel nous intervenons. C’est un sentiment extraordinaire que celui de se sentir libres ensemble, et même plus libre que jamais, de réussir à diversifier ses sources de revenus, de rester fondamentalement indépendant tout en conservant un lien très puissant avec le collectif et l’action collective.
Précisément, comment diversifier ses sources de revenus lorsqu’on est indépendant ?
P. T : Il y a tellement manière de le faire ! L’avantage de l’indépendance est qu’elle permet de mener plusieurs activités de front. À titre personnel, j’ai un vrai côté slasheuse : je tire des revenus à la fois des missions que je mène pour mes clients, des conférences et tables rondes auxquelles je participe, des projets que je pilote pour le collectif, ainsi qu’au titre d’une activité d’apporteuse d’affaires. Nous développons également une formule d’abonnements autour de Cosmmunity, adossée à une offre de partenariat. L’important est de prendre l’initiative pour créer une dynamique. Mais il faut aussi savoir placer le curseur de la rémunération au bon endroit. Par exemple, mon mandat de 3 ans en tant que présidente de la coopérative Cosme ne donne pas lieu à rémunération. Et d’ailleurs, je ne compte pas mes heures, puisque de cette action bénévole en découlent plusieurs qui donnent lieu à rémunération.

Pour en venir à l’offre de Cosme, pourquoi un client choisit-il de faire appel à un collectif plutôt qu’à une agence ?
P. T : D’abord parce que la structure de coûts d’un collectif est beaucoup transparente, pour le client comme pour le freelance. Or cette transparence va de pair avec le besoin d’authenticité qui s’exprime de plus en plus aujourd’hui. De plus, nous choisissons nos clients : des petites ou grandes entreprises à impact, des acteurs de l’ESS, des collectivités ou des associations. Notre positionnement raisonne donc facilement avec les entreprises qui souhaitent elles aussi donner une dimension concrète à leur stratégie RSE.
Ceci dit, il y a 7 ans, lorsque j’ai créé Cosme, le choix était loin d’être en faveur des collectifs. Il a vraiment fallu convaincre. Je m’en souviens comme si c’était hier : nos prospects avaient envie de travailler avec nous, mais c’était souvent le choix de la raison, ou plutôt de la routine qui l’emportait. Ils continuaient donc de faire appel aux agences avec qui ils avaient l’habitude de travailler. C’est difficile de sortir de sa zone de confort et le changement peut faire peur ! Aujourd’hui, la situation est très différente. Nous avons construit une marque forte et des références solides. Le passage en coopérative nous a aussi apporté beaucoup plus légitimé et a renforcé notre crédibilité.
Précisément, tôt ou tard, un collectif ne doit-il pas s’institutionnaliser pour se pérenniser ? N’est-ce pas là finalement la limite du modèle ?
P. T : Bonne question. C’est justement à nous de prouver que le passage en coopérative est un bon moyen de cultiver l’agilité et la transparence. D’ailleurs, aucun membre de la coopérative n’est salarié. Quoi qu’il arrive, nous restons tous freelances. Nous avons réfléchi pendant plus de 1 an et demi pour trouver le bon modèle, et je crois que nous y sommes arrivés.
Comment le marché du travail te paraît-il devoir évoluer dans les prochaines années ?
P. T : Tout d’abord, le salariat n’est évidemment pas mort, même s’il perd en attractivité. En revanche, le marché du freelancing est appelé à toujours plus se professionnaliser. Les freelances devront aussi apprendre à prendre plus soin d’eux, et à travailler toujours plus entre pairs et en mode collaboratif. Face aux bouleversements annoncés par l’IA, la capacité à bien s’entourer et à bien collaborer sera clairement la compétence clé qui fera à mon avis toute la différence.