Créée en 2021, la startup Jump propose de rendre accessible le portage salarial à tous les travailleurs indépendants. L’objectif est de permettre à l’ensemble des freelances, qu’ils soient chauffeurs VTC, livreurs de la Tech Food ou data scientists, de bénéficier des avantages d’un CDI sans renoncer à leur indépendance. Grégoire d’Aboville, head of growth de Jump, présente la vision et l’ambition de la startup.
Jump fait partie de ces nouvelles offres de service spécialement calibrée pour les freelances. De quelle manière souhaitez-vous accompagner l’élan actuel en faveur du travail indépendant ?
Grégoire d’Aboville : Il existe effectivement une véritable fièvre en faveur du freelancing. Pourtant, même si le travail indépendant séduit de plus en plus de monde, il peut aussi s’accompagner de grandes difficultés s’il n’est pas correctement mené.
De ce constat découle la raison d’être de Jump : nous voulons participer à la révolution du travail induite par le développement du freelancing, mais aussi contribuer à la résolution des problèmes qui l’accompagnent. Or ceux-ci sont clairement identifiés :
- Des charges administratives souvent lourdes, complexes et chronophages.
- Des difficultés d’accès au logement.
- Une couverture sociale insuffisante.
Quelles solutions apporter à ces difficultés ?
G. A : En commençant par changer la vision de la société à l’égard des freelances. On a un peu trop tendance à penser, en particulier en France, qu’un indépendant est forcément doté d’une âme d’aventurier et qu’il n’aspire pas à ce titre à la stabilité et à la sécurité.
Cette perception très biaisée crée des situations ahurissantes. Comment se fait-il par exemple qu’à niveau de cotisation équivalent, un indépendant pâtisse d’une protection sociale ou d’une pension de retraite inférieures à celles d’un salarié ? Il s’agit là d’un non-sens absolu.
Comment se fait-il également qu’il soit si difficile d’accéder au logement ou à la propriété pour un indépendant, alors qu’il arrive qu’il gagne bien mieux sa vie qu’une personne en CDI ?
Cette situation est d’autant moins normale que la population freelance recouvre souvent de très bons profils, dotés de compétences et d’une expérience dont les entreprises ont éminemment besoin.
Protection sociale, accès au logement, tracasseries administratives constituent donc les trois grandes problématiques que Jump s’est donné pour mission de résoudre en proposant à tous les indépendants de profiter des avantages d’un CDI grâce au portage salarial.
Le portage salarial concilie effectivement les avantages du salariat avec ceux du travail indépendant. Pourtant, beaucoup d’indépendants connaissent mal cette solution, ou l’abordent avec suspicion. Comment l’expliquer ?
G. A : Pour bien comprendre cette situation, il faut revenir aux origines du portage salarial. À ses débuts, il y a une trentaine d’années, il n’était pas bien encadré par la loi (NDRL : l’ordonnance fixant le cadre du portage salarial date du 2 avril 2015, complétée par une convention collective signée le 2 mars 2017). Ce flou juridique a parfois permis aux sociétés de portage de dégager des marges très élevées, sans que la qualité de service soit toujours au rendez-vous. Les entreprises de portage se sont alors multipliées – elles seraient aujourd’hui entre 300 et 500 en France selon les estimations -, puisqu’elles étaient capables d’atteindre très vite la rentabilité sans chercher à conquérir un statut grand public.
Des tarifs élevés et peu transparents associés à une qualité de service parfois défaillante nuisent évidemment à l’image de marque globale de la profession. Nous voulons prendre le contre-pied de cette situation. Notre approche consiste donc à permettre à tous les indépendants de bénéficier d’une solution de portage satisfaisante.
Notre ambition vise finalement à repenser entièrement le modèle du portage, pour tirer vers le haut tous les indépendants qui en bénéficient. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons fait le choix de n’adhérer à aucun syndicat de portage.
Selon nous, repenser le modèle du portage signifie notamment :
- Arrêter d’afficher des prix prohibitifs.
- Proposer des outils digitaux rapides et faciles, pensés par et pour le freelance plutôt que pour l’entreprise qui commercialise le service.
- Assurer un accompagnement hyper qualitatif.
Concrètement, quelle forme peut prendre cet accompagnement ?
G. A : Il passe d’abord par une excellente qualité de service, à travers une politique de recrutement adaptée à l’enjeu. Non seulement nous sommes passés de 3 à 40 salariés en à peine 12 mois, mais en plus, sur l’ensemble des nouveaux venus, une quinzaine d’entre eux, soit près d’un tiers des effectifs, est en contact direct avec les freelances. Concernant l’offre tarifaire, force est de reconnaître que nous avons mis la barre très haut en proposant un tarif unique à 79 € mensuels.
Enfin, nous avons fait appel à des spécialistes de la gestion de la paie. Leur rôle est de garantir la mise en conformité totale avec les règles de l’Urssaf pour éviter tout abus. Nous connaissons en effet des cas de freelances victimes d’un redressement Urssaf à cause d’une mauvaise application des règles par la société de portage à laquelle ils avaient fait appel.
Avec un abonnement mensuel à 79 euros, le modèle économique de Jump ne risque-t-il pas de vous rendre prisonniers d’une logique de volume, au détriment finalement de la qualité ?
G. A : Le volume est certes l’une des conditions de la viabilité de notre modèle, mais elle est loin d’être la seule. Compte tout d’abord l’efficacité : plus les outils et les process seront solides, fiables, rodés, et plus la qualité de service, mais aussi le niveau de marge, seront au rendez-vous.
C’est la raison pour laquelle nous accordons une importante majeur à la croissance de nos effectifs. Or elle ne pourrait pas être aussi rapide qu’elle ne l’est actuellement si ceux qui nous rejoignent n’avaient pas le sentiment de construire une offre nouvelle, qui répond à un réel besoin et à une forte attente de la part des indépendants.
Le fait que des salariés portent une offre à destination des indépendants ne pose-t-il pas un problème de positionnement ?
G. A : Bonne question, même si le statut importe peu à mon avis. L’important est de conserver au sein des équipes un état d’esprit proche du freelancing. C’est d’ailleurs pour cela que beaucoup d’entre nous continuent d’effectuer des missions freelance à temps partiel.
Nous cultivons également un mode de travail très proche du freelancing, qui fait de Jump une boîte hybride, où le full remote est autorisé. Concrètement, un tiers de salariés de Jump travaillent aujourd’hui entièrement à distance, ce qui est mon cas par exemple. Je travaille depuis près d’un an pour Jump, et je ne suis venu que trois fois dans les locaux.
Jump fait enfin énormément appel à des freelances pour ses propres besoins. Nous sommes également très soucieux du respect de l’équilibre entre vie pro/vie perso. Notre CEO, Nicolas Fayon, met par exemple un point d’honneur à être tous les soirs disponible pour ses enfants à partir de 18 heures.
« Nous considérons le statut d’auto-entrepreneur comme notre plus gros concurrent »
Jump a fait le choix de ne pas adhérer à un syndicat de portage salarial (FEPS, PEPS). Comment vous regardent les autres acteurs du secteur ?
G. A : Cela ne nous intéresse pas trop de le savoir, car en vérité, nous ne nous considérons pas réellement comme une société de portage salarial.
Lorsqu’ils ont lancé Jump, Max, Nico et Thibault (NDLR : Maxime Bouchet, Thibault Coulon, Nicolas Fayon, les 3 co-fondateurs de Jump) ne sont pas dit : « Tiens, on va lancer une boîte de portage ». Ils se sont plutôt interrogés sur la meilleure manière de résoudre les problèmes des indépendants que nous avons déjà évoqués. Voilà pourquoi, au-delà de l’offre de portage, nous nous envisageons d’abord comme une entreprise qui veut contribuer au débat et faire avancer la question du travail indépendant.
Nous voulons apporter une solution satisfaisante à tous les indépendants. Tous rencontrent des difficultés similaires et il n’existe aucune raison valable pour en laisser quelques-uns au bord de la route. Notre objectif est finalement que la solution Jump soit aussi connue, populaire et simple d’usage que l’auto-entreprise, mais avec un véritable saut qualitatif, tant en termes d’usage, de crédibilité professionnelle et que de protection sociale.
C’est pour cette raison que nous considérons l’auto-entreprise comme notre plus gros concurrent. (NDLR : l’Urssaf recensait 2,23 millions d’auto-entreprises actives fin 2021. Selon les estimations, les indépendants en portage salarial seraient aujourd’hui moins de 100 000 en France). C’est à ce marché que nous nous adressons, pas à celui du portage. Nous nous adressons aussi bien aux chauffeurs VTC, qu’aux livreurs de la tech food qu’aux cols blancs travaillant en freelance. D’ailleurs, malgré les abus constatés et les interventions de la Justice pour requalifier un certain nombre d’auto-entrepreneurs en salariés, il apparaît que beaucoup d’entre eux restent malgré tout très attachés à leur indépendance. Le salariat n’est donc pas forcément la bonne réponse. Nous constatons une vraie demande du marché pour une solution hybride, capable de conjuguer une vraie protection sociale avec le maintien d’une vraie flexibilité.
À cet égard, faites-vous un lien entre le phénomène de « Grande Démission » et la montée en puissance du freelancing ?
G. A : Le phénomène de « Grande démission » apparu avec la pandémie de Covid ne doit pas conduire à penser que le freelancing correspond uniquement à une réaction conjoncturelle. Mon sentiment est plutôt que tout concourt à aller vers une montée en puissance pérenne du travail indépendant, car le modèle traditionnel de l’entreprise est aujourd’hui en crise. Chez Jump, nous pensons donc que nous assistons à une tendance de long terme en faveur du freelancing, qui répond à plusieurs types d’aspiration.
Les entretiens produits que nous menons avec les indépendants montrent ainsi que les motivations pour devenir freelances sont aussi nombreuses que variées. Certains veulent échapper à une hiérarchie qui leur pèse ; d’autres ne se sentent pas à l’aise avec la dimension politique de l’entreprise ; d’autres encore veulent mieux gagner leur vie ; d’autres enfin veulent créer un cadre de travail qui leur correspond pour être plus créatifs et plus productifs. En vérité, le freelancing constitue une réponse à une pluralité de situations propres au salariat et vécues comme plus ou moins satisfaisantes.
À cela s’ajoutent des facteurs technologiques et générationnels. Non seulement les jeunes actifs aspirent à plus de liberté que leurs aînés, mais en plus ils disposent d’une multitude d’outils numériques capables de répondre à cette aspiration. Autant d’éléments qui alimentent la conviction que nous ne sommes qu’au début d’un mouvement de masse en faveur du travail indépendant.
De fait, pensez-vous, comme l’envisagent de nombreux observateurs, que les actifs seront de plus en plus appelés à alterner salariat et travail indépendant ?
G. A : Sans aucun doute, car le salariat ne va pas non plus disparaître au profit du freelancing. Il arrive aussi que des indépendants redeviennent salariés.
De notre côté, nous souhaitons avant tout permettre aux freelances qui le souhaitent de rester indépendants tout au long de leur vie professionnelle. Or lorsqu’on y regarde de plus près, il existe encore trop de freins pour rendre cela aisément possible. Il ne s’agit pas de prendre parti pour l’un ou l’autre des statuts. Il importe en revanche que l’un ne l’emporte pas sur l’autre, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui puisque le modèle dominant reste celui du salariat.
Nous n’en sommes pas moins convaincus que les freelances sont appelés à occuper une place croissante dans le monde du travail. Il faut donc mieux les protéger et mieux les accompagner.
Propos recueillis par
Joevin Canet