Loïk Lherbier, spécialiste des marques, livre avec La marque, levier stratégique – de la raison d’être à la plateforme de marque, un essai passionnant pour tous ceux que la stratégie de marque intéresse. Avec au centre de la réflexion, une prise de position forte : parce qu’elle est un moteur de transformation, d’alignement stratégique et de performance dans la durée, la stratégie de marque s’impose au cœur même de la gouvernance d’entreprise.
Et si la finalité des entreprises était d’être d’abord des marques plutôt qu’un beau bilan comptable ? D’incarner un récit, un ensemble de valeurs et de signes suffisamment porteurs de sens pour être éminemment attractif et fédérateur ? C’est la thèse défendue par Loïk Lherbier, spécialiste des marques, passé par Renault, BETC, Havas, et aujourd’hui fondateur de l’agence de branding Yuma, dans son éclairant essai, La marque, levier stratégique – de la raison d’être à la plateforme de marque.
La stratégie de marque, dimension philosophique de l’entreprise
Une marque forte, cohérente, structurée, identifiée et identifiable, porteuse d’une vision sincère, authentique, exigeante et ambitieuse, voilà ce qui est gage de longévité. «Dans une démarche économique qui s’inscrit dans la durée, la marque est intrinsèquement ce qui anime l’esprit d’une entreprise, avant même la recherche de rentabilité », affirme Loïk Lherbier en introduction de l’ouvrage. «La dimension philosophique précède la dimension économique. Car c’est la marque qui est porteuse du souffle, de la vision, à même de régénérer en permanence l’entreprise et son écosystème, d’assurer une pérennité qu’un simple business plan ne peut garantir ». Cela est d’autant plus vrai que la vocation d’une entreprise est de survivre à ses fondateurs et de prolonger leur vision et leur projet initiaux. C’est par exemple l’une des grandes caractéristiques des grandes marques internationales. Apple, Disney, Ikea, Coca-Cola, Mac Donald, Toyota, etc. Toutes ces marques, dont certaines portent encore le nom de leur fondateur, ont continué de croître bien après le décès de leur créateur.
Le brand thinking au cœur de la stratégie d’entreprise : intention, incarnation, interactions
Pour être porteuse de souffle, convaincre, grandir, traverser les crises, se régénérer, en un mot, pour être vivante, une entreprise ne peut se passer de la marque. Sans elle, le projet entrepreneurial n’est qu’un «corps froid », aux enjeux strictement financiers, productifs et réglementaires. Ses produits ne répondraient alors qu’à une simple fonction utilitaire. Ils deviendraient interchangeables, indifférenciés, et se révéleraient incapables de susciter l’engagement et l’attachement. Sans marque, une entreprise se met en situation de risque permanent, d’invisibilité, voire de mort imminente, soumise aux aléas du marché et de la concurrence.
La marque, histoire d’eau
Prenons l’exemple de l’eau en bouteille, produit neutre par excellence. Dans l’acception générale, l’eau n’a ni saveur ni odeur. Rien ne distingue vraiment un verre d’eau d’un autre, et a priori, n’importe quel verre d’eau étanchera votre soif de la même manière. Pourtant, on compte au moins 172 marques d’eau en France. Pourquoi ? Parce que chacune d’elles incarne une promesse de marque différente, un récit différent, un objet d’identification différent. Si bien qu’acheter telle ou telle marque d’eau, ce n’est plus simplement chercher à répondre à un besoin physiologique de base, c’est acheter une promesse, une intention, une singularité. Loïk Lherbier cite trois exemples emblématiques, mais d’autres sont bien sûr possibles :
- Cristaline incarne la simplicité.
- Evian promet la jeunesse.
- Volvic exalte la pureté.
Imaginons un instant que Cristaline rompt avec l’idée de simplicité pour préférer finalement incarner la pureté, alors l’eau Cristaline ne serait tout simplement plus de la Cristaline. Elle perdrait immédiatement son âme et entrerait en concurrence frontale avec Volvic. Elle souffrirait d’un défaut d’identification auprès du consommateur et serait immanquablement fragilisée. Au final, il y a fort à parier que cette perte d’identité aurait un effet dévastateur sur ses parts de marché. CQFD.

Gouvernance par la marque
Voilà pourquoi, explique Loïk Lherbier, le Brand Thinking, le management par la marque, « est fondamentalement un enjeu de gouvernance globale et doit être au cœur de l’écosystème de l’entreprise ». Dans la création d’une marque, « il y a à l’origine une vision, un combat, un désir, une envie d’interagir avec la société ou de proposer quelque chose de singulier à des consommateurs ». Quoi qu’il arrive, une marque doit s’incarner, et ce aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’entreprise, car « pour le public externe, elle est une balise, pour l’interne, une boussole ».
La stratégie de marque, entre sincérité et conviction
« Positionner une marque, c’est d’abord et avant tout rechercher et affirmer une certaine sincérité », affirme Loïk Lherbier. Une sincérité qui doit imprégner toute la stratégie de contenu, le storytelling. Car sans elle, sans cette sincérité initiale, la stratégie de marque n’a pas de fondations solides. Elle devient une simple « marque de circonstance », sans consistance, qui surfe simplement sur une tendance, un effet de mode, jusqu’à son épuisement. Les autres, celles qui « énoncent un point de vue fort », sont des «marques de conviction ». Ce sont elles qui se font une place durable sur un marché, parce qu’elles occupent une position singulière sur un créneau unique, sur lequel elles sont clairement identifiées.
Décathlon incarne par exemple le plaisir du sport accessible à tous tandis que Nike est plus axé sur la recherche de performance. Sur le marché du bio, Biocoop et Naturalia occupent deux créneaux fondamentalement distincts : Biocoop, c’est l’activisme militant, tandis que Naturalia défend plus en douceur l’idée d’une consommation raisonnée et d’une alimentation saine. Dans le secteur de la cosmétique, L’Oréal fait de la science un garant de la qualité de ses produits de beauté ; Yves Rocher préfère en revanche la beauté par la nature. Inutile de tous les passer en revue, les exemples de ce type abondent dans le livre de Loïk Lherbier, dans un vrai esprit de clarification pédagogique.
Naissance et renaissance des marques
La marque, levier stratégique est le résumé complet d’une carrière entière passée au service des marques. Il abonde de formules chocs qui définissent avec brio ces objets immatériels que sont les marques. L’une d’entre elles me semble particulièrement éloquente : « quand une entreprise n’est pas sa propre fin, mais un moyen au service d’un but qui la dépasse, c’est finalement là qu’elle devient une marque ».
C’est précisément parce que le but, la raison d’être, le principe fondateur, précède et justifie la création même d’une entreprise qu’une marque peut se régénérer, voire – parfois – renaître de ses cendres. « Il faut que tout change pour que rien ne change », lance Tancrède à son oncle le Prince Salina dans Le Guépard. Le principe est le même pour les marques. Pour survivre et s’imposer sur le long terme, elles doivent savoir se renouveler, changer d’apparence, parfois même de nom s’il le faut, à la condition de rester fidèle à ce qui les définit fondamentalement.
La marque, bien plus qu’un simple nom
Lorsqu’il intervient, un changement de nom n’a rien d’un renoncement. Au contraire, c’est une manière plus efficace de se rapprocher de l’objectif final. Si le nouveau nom est plus juste, plus fidèle à l’intention initiale, alors les résultats peuvent être spectaculaires. Le passage du sobre Covoiturage.fr à l’emblématique Blablacar en est une illustration très éloquente. Le projet fondateur est resté le même. En revanche, l’objectif de partage, de convivialité, de rencontre, l’esprit collaboratif, sont devenus bien plus explicites, bien plus assumés (et accessoirement bien plus audibles à l’international), avec ce nouveau nom.
Des changements de noms peuvent aussi s’avérer malheureux, parce qu’injustifiés ou sans signification réelle, autrement dit sans fondement. Car « l’enjeu n’est souvent pas le nom lui-même, mais la charge émotionnelle que l’on sera capable de lui attribuer. Ce sont souvent le contenu de marque, ou le produit, ou plus globalement le récit qui s’y attache, qui donne du sens au nom plus que l’inverse ». Ainsi le redondant « AccorHotel » plutôt que le simple Accor ; l’exagéré « Oui » en lieu et place de l’historique et unificateur SNCF, se sont-ils révélés des échecs (AccorHotel est très discrètement redevenu Accor et Oui, Sncf Connect) tout simplement parce qu’ils n’incarnaient rien de plus que le nom initial et ne proposaient qu’un récit additionnel artificiel.
La marque, une histoire de singularité
Au final, comme le souligne Loïk Lherbier, « les marques doivent raconter une histoire, la leur ; [car] si les consommateurs adorent qu’on leur raconte des histoires, ils ne veulent pas qu’on leur mentent. (…). Pour un dirigeant d’entreprise, réfléchir à sa marque, c’est réfléchir à ce que l’on veut être, l’empreinte que l’on souhaite imposer, à l’âme de la relation, et c’est surtout réfléchir à sa singularité ». La recherche de singularité, voilà sans doute ce qui rend les stratégies de marque si passionnantes.
La marque, levier stratégique, de la raison d’être à la plateforme de marque, Loïk Lherbier, Edition Eyrolles, 2025